Psy-Cause a été fondée en 1995 par Jean-Paul Bossuat, psychiatre des hôpitaux à Avignon, et Thierry Lavergne, psychiatre des hôpitaux à Aix en Provence, pour promouvoir la théorisation de la pratique de terrain en santé mentale, et contribue aujourd’hui à faire savoir les savoir-faire des psy du monde entier

Évaluation de la dangerosité en psychiatrie : Un faux-semblant dangereux et fou

BourgeoisDidier Bourgeois*
Psychiatre des hôpitaux
CH de Montfavet (Avignon)

Le récent et atroce crime du Chambon sur Lignon a été l’occasion dans certains médias d’une nouvelle déferlante d’émotions, d’affirmations péremptoires et d’idées présentées comme des solutions miracles.
On a beaucoup parlé de la dangerosité des malades mentaux et de l’efficience contestée de l’expertise psychologique et psychiatrique pour déterminer une dangerosité prévisible du malade. C’est oublier que la notion de dangerosité reste floue et très dépendante du contexte. C’est oublier que ces expertises ne sont pas des expertises en dangerosité, ce ne sont que des approches cliniques visant à déterminer les ressorts psychiques d’un individu, les mécanismes habituels ou extraordinaires du fonctionnent d’un être humain.
Grace à la connaissance de ces mécanismes, en confrontant ce qu’ils savent de l’individu, de son fonctionnement et du contexte social dans lequel il évoluera en général, les juges peuvent se forger une idée de ses potentialités comportementales ultérieures. La dangerosité est un fait social, pas un fait psychique.
On a parlé des échelles actuarielles de dangerosité, les présentant comme désormais la panacée indispensable car complémentaire de toute expertise psychique digne de ce nom. Ces échelles ne sont pourtant que des échelles de dangerosité criminologique, importées directement du continent nord-américain, elles ont été étalonnées à partir de l’interrogatoire de sujets délinquants et non pas avec des malades mentaux ce qui relativise déjà leur scorage. Le cut off, c’est-à-dire le score à partir duquel la dangerosité du sujet est retenue y est établi en additionnant des points en fonction des réponses du sujet à des questions. Mais ces questions sont non seulement foncièrement saturées en références nord-américaines, voire en référence religieuses et moralisatrices ce qui fait qu’un sujet marginalisé ou issu d’une minorité non anglo-saxonne sera surcoté comme dangereux, mais redondantes dans leurs items. A ces échelles, le jeune présumé meurtrier d’Agnès aurait certainement obtenu un bon score, c’est-à-dire qu’il aurait été déclaré non dangereux. Il est donc indécent de tirer la conclusion que l’utilisation de telles échelles aurait sauvé la vie de la jeune Agnès. Mais par contre, au-delà du fait qu’un enjeu financier se profile (formation payante des cotateurs, droit d’usage des échelles), une signification politique se dégage. En prônant ces échelles, les experts font de la politique, pas de la science.
Ces échelles sont des échelles actuarielles, statistiques, analogues dans leur logique aux systèmes de cotation des assureurs pour déterminer le montant d’une prime d’assurance en fonction des risques encourus. Sauf qu’elles ont ici la prétention de régir la vie ultérieure d’un homme. Elles peuvent influer sur la libérabilité, ou pas, d’un homme. Et cette logique le fait déjà aux USA.
Dans la logique actuarielle, comme il est dit « établi statistiquement » qu’une femme américaine blanche retrouvée morte, assassinée et violée a plus de chance de l’avoir été par un homme noir, jeune, robuste et d’un milieu social défavorisé. L’application stricte de cette logique fait que si cette femme, par exemple, a été assassinée par une femme blanche, la coupable ne sera pas recherchée systématiquement. Cette approche dite « pragmatique », les néo-modernistes se veulent pragmatiques, fera sans doute gagner du temps si le violeur appartient effectivement bien à la catégorie cible mais elle va complétement à l’encontre de la philosophie du droit français qui veut que chaque crime étant unique, toutes les pistes doivent être explorées lors d’une instruction à charge et à décharge.
En cherchant le coupable dans une catégorie présumée ou préciblée comme criminogène (pauvre, malade mental) ou délictogène, on risque d’avantage de se tromper et d’inculper un innocent. Aux USA, dans les couloirs de la mort, combien d’innocents ? Les expertises génétiques, si elles sont faites, innocentent parfois des individus après des années d’incarcération et parfois en post mortem. Mais dans cette logique, pour peux que l’individu ait avoué lors de son interrogatoire-et on sait la fiabilité d’aveux sous la contrainte), pourquoi les faire puisque les statistiques (la science mathématique) parlent !
Un mouvement idéologique fort, rétrograde mais cohérent avec lui-même, avec une logique implacable, est en train à la fois de constituer un vivier de délinquants potentiels avec détricotage de l’ordonnance de 1945 sur les mineurs délinquants, repérage/ fichage dès l’école maternelle des sujets à risque, création de « catégories délictogènes » (jeunes de banlieue, roms…) et de définir les critères ultérieurs d’une sociopathe préfigurant une psychopathie…Vous avez redoublé votre maternelle, vous avez eu du mal à apprendre à lire, vous êtes chômeur, vous êtes pauvre, vous avez divorcé, vous avez des problèmes d’alcool, vous avez été suivi en psychiatrie…déjà 7 points ! Pas bon ça ! C’est oublier que ces critères découlent souvent l’un de l’autre. Et on atteint vite le cut off qui vous classe parmi les irrécupérables, les récidivistes comme dit notre président lui-même récidiviste de la loi émotionnelle qui reste sans effet faute de moyens.
Dans le cas du meurtre d’Agnès, ce n’est pas d’une loi de plus dont on avait besoin, c’était d’une place en centre éducatif fermé. Les juges des enfants s’épuisent à trouver des lieux adéquats de prise en charge pour les jeunes délinquants. Rappelons que l’ordonnance de 1945 sur les jeunes délinquants les désignait aussi comme des jeunes en danger. Le jeune meurtrier d’Agnès est aussi un jeune en danger, dont la vie est foutue…Et ses parents sont sans doute aussi des parents broyés, mais il est peut-être politiquement incorrect de le dire ?
Dans le tumulte atcuel, on confond une demande pénale et une demande sociale, on confond un diagnostic (de schizophrénie par exemple) avec un pronostic (de dangerosité), hors la plupart des schizophrènes ne sont pas dangereux et la plupart des individus dangereux ne sont pas schizophrènes donc pour simplement reprendre la logique statistique mise en avant, on oublie qu’on risque largement plus d’être tué par un proche (crime familial) ou par un individu sain d’esprit (le gangstérisme n’est pas une maladie mentale) que par un malade. On risque plus de mourir dans son lit que tué la nuit par un psychopathe. Faut-il promulguer d’urgence une loi interdisant les lits ?
Au XIX° siècle, l’idée ostracique de l’élimination des récidivistes avait abouti au bagne et à la relégation en Guyane, au XXI° siècle quel sera le verdict ? Rappelons que le XX° siècle est passé par là, voyant l’éclosion du programme nazi d’extermination des malades mentaux considérés comme « inutiles » et la famine programmée dans les hôpitaux psychiatrique français qui fit près de 40.000 morts. Il suffisait de réduire la ration calorique quotidienne des malades…La conséquence aurait été prévisible par des tables actuarielles. De l’Inutile au nuisible, du déclassé au récidiviste, le portrait du malade mental que l’on nous offre aujourd’hui est aux antipodes de la pensée humaniste qui le concevait comme un alter ego, un être en souffrance, donc avec qui être en empathie. Cette conception humaniste née de la révolution française (Pinel) permit de sortir les malades des lieux de confinement innommables qu’étaient alors les dépôts de mendicité et les prisons, de médicaliser leur prise en charge (loi de 1838 sur la création des asiles), de donner du sens humain à leurs troubles comportementaux (la psychanalyse, l’essor des psychothérapies).
Tout ce processus se voit remis en cause au nom de la dangerosité du malade mental légitimant son exclusion (enfermement ou abandon). Le XXI ° siècle de ce monsieur S qui avait déjà passablement dérapé avec le discours d’Anthony ressemble déjà plus au XVIII° qu’au XIX° quelle régression !
Sous prétexte d’efficience et de pragmatisme, en s’appuyant sur l’émotion légitime des citoyens face à un drame, on promeut aujourd’hui des échelles de dangerosité qui nient la spécificité de la maladie mentale, ce qui la replace parmi toutes les autres déviances en oubliant que de nos jours, les malades psychiatriques sont beaucoup plus souvent victimes que coupables et qu’en l’espèce, le jeune meurtrier n’était pas un malade mental. Il faut combattre cette nouvelle dérive idéologique.

Didier Bourgeois*
Psychiatre des hôpitaux
CH de Montfavet (Avignon)

*Auteur de Criminologie politique et psychiatrie (l’Harmattan-2002) et Comprendre et soigner les états-limites (Dunod 2010).

Cet article est paru dans l’Humanité du 2 décembre 2011

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2 Commentaires

  1. Merci au Dr Bourgeois pour cet article plein de bon sens et d’humanisme.

  2. Très bien résumé !!!!!!!